Éternels Éclairs

Après la bataille

Mon père, ce héros au sourire si doux, Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille, Parcourait à cheval, le soir d’une bataille, Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit. Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit. C’était un Espagnol de l’armée en déroute Qui se traînait sanglant sur le bord de la route, Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié. Et qui disait: « A boire! à boire par pitié ! » Mon père, ému, tendit à son housard fidèle Une gourde de rhum qui pendait à sa selle, Et dit: « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. » Tout à coup, au moment où le housard baissé Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de maure, Saisit un pistolet qu’il étreignait encore, Et vise au front mon père en criant: « Caramba! » Le coup passa si près que le chapeau tomba Et que le cheval fit un écart en arrière. « Donne-lui tout de même à boire », dit mon père.

— Victor Hugo (1802-1885)
La légende des siècles

Composition n°12

Frontière - Les mêmes oiseaux Des deux côtés. Pour les fusillés Prier à l’aller – et au retour Pour les fusilleurs. À la télé Des correspondants de paix Je n’en vois jamais.

Israël L. Balan
Jean Louis Asunsolo
Brigitte Briatte
— Stéphen Moysan
Compositions Haïcubes

Depuis six mille ans la guerre

Depuis six mille ans la guerre Plait aux peuples querelleurs, Et Dieu perd son temps à faire Les étoiles et les fleurs. Les conseils du ciel immense, Du lys pur, du nid doré, N'ôtent aucune démence Du coeur de l'homme effaré. Les carnages, les victoires, Voilà notre grand amour ; Et les multitudes noires Ont pour grelot le tambour. La gloire, sous ses chimères Et sous ses chars triomphants, Met toutes les pauvres mères Et tous les petits enfants. Notre bonheur est farouche ; C'est de dire : Allons ! mourons ! Et c'est d'avoir à la bouche La salive des clairons. L'acier luit, les bivouacs fument ; Pâles, nous nous déchaînons ; Les sombres âmes s'allument Aux lumières des canons. Et cela pour des altesses Qui, vous à peine enterrés, Se feront des politesses Pendant que vous pourrirez, Et que, dans le champ funeste, Les chacals et les oiseaux, Hideux, iront voir s'il reste De la chair après vos os ! Aucun peuple ne tolère Qu'un autre vive à côté ; Et l'on souffle la colère Dans notre imbécillité. C'est un Russe ! Egorge, assomme. Un Croate ! Feu roulant. C'est juste. Pourquoi cet homme Avait-il un habit blanc ? Celui-ci, je le supprime Et m'en vais, le coeur serein, Puisqu'il a commis le crime De naître à droite du Rhin. Rosbach ! Waterloo ! Vengeance ! L'homme, ivre d'un affreux bruit, N'a plus d'autre intelligence Que le massacre et la nuit. On pourrait boire aux fontaines, Prier dans l'ombre à genoux, Aimer, songer sous les chênes ; Tuer son frère est plus doux. On se hache, on se harponne, On court par monts et par vaux ; L'épouvante se cramponne Du poing aux crins des chevaux. Et l'aube est là sur la plaine ! Oh ! j'admire, en vérité, Qu'on puisse avoir de la haine Quand l'alouette a chanté.

— Victor Hugo (1802-1885)
Les chansons des rues et des bois

L'évadé

Il a dévalé la colline Ses pieds faisaient rouler des pierres Là-haut, entre les quatre murs La sirène chantait sans joie Il respirait l'odeur des arbres De tout son corps comme une forge La lumière l'accompagnait Et lui faisait danser son ombre Pourvu qu'ils me laissent le temps Il sautait à travers les herbes Il a cueilli deux feuilles jaunes Gorgées de sève et de soleil Les canons d'acier bleu crachaient De courtes flammes de feu sec Pourvu qu'ils me laissent le temps Il est arrivé près de l'eau Il y a plongé son visage Il riait de joie, il a bu Pourvu qu'ils me laissent le temps Il s'est relevé pour sauter Pourvu qu'ils me laissent le temps Une abeille de cuivre chaud L'a foudroyé sur l'autre rive Le sang et l'eau se sont mêlés Il avait eu le temps de voir Le temps de boire à ce ruisseau Le temps de porter à sa bouche Deux feuilles gorgées de soleil Le temps de rire aux assassins Le temps d'atteindre l'autre rive Le temps de courir vers la femme Il avait eu le temps de vivre.

— Boris Vian (1920-1959)
Chansons et poèmes

La peur mène à la haine, La haine conduit à la violence, La violence la nourrit Et affame les peuples. S’il faut se cacher pour faire l’amour Elle se pratique en plein jour, Quand les riches jouent à la guerre Ce sont les pauvres qui meurent.

1-2 Averroès
3-4 Jean Paul 2 : La violence nourrit les guerres et affame les peuples.
5-6 John Lenon : Nous vivons dans un monde où l'on doit se cacher pour faire l'amour, pendant que la violence se pratique en plein jour.
7-8 Jean Paul Sartre : Quand les riches font la guerre, ce sont les pauvres qui meurent.
— Stéphen Moysan
Les Enigmes

Le Déserteur

Monsieur le Président je vous fais une lettre Que vous lirez peut-être Si vous avez le temps Je viens de recevoir Mes papiers militaires Pour partir à la guerre Avant mercredi soir Monsieur le Président je ne veux pas la faire je ne suis pas sur terre Pour tuer des pauvres gens C’est pas pour vous fâcher Il faut que je vous dise Ma décision est prise je m’en vais déserter Depuis que je suis né J’ai vu mourir mon père J’ai vu partir mes frères Et pleurer mes enfants Ma mère a tant souffert Qu’elle est dedans sa tombe Et se moque des bombes Et se moque des vers Quand j’étais prisonnier On m’a volé ma femme On m’a volé mon âme Et tout mon cher passé Demain de bon matin Je fermerai ma porte Au nez des années mortes J’irai sur les chemins Je mendierai ma vie Sur les routes de France De Bretagne en Provence Et je dirai aux gens Refusez d’obéir Refusez de la faire N’allez pas à la guerre Refusez de partir S’il faut donner son sang Allez donner le vôtre Vous êtes bon apôtre Monsieur le Président Si vous me poursuivez Prévenez vos gendarmes Que je n’aurai pas d’armes Et qu’ils pourront tirer.

— Boris Vian (1920-1959)
Chansons et poèmes

Le dormeur du val

C’est un trou de verdure où chante une rivière, Accrochant follement aux herbes des haillons D’argent ; où le soleil, de la montagne fière, Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons. Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue, Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme Sourirait un enfant malade, il fait un somme : Nature, berce-le chaudement : il a froid. Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

— Arthur Rimbaud (1854-1891)
Poésies

Le jeu

Seize sont blancs. Seize sont noirs. Alignement d’un face-à-face. Selon son rang, chacun se place. En symétrie, de part en part. Les plus petits sur le devant. Seize sont noirs. Seize sont blancs. Huit fois huit cases. Un jeu démarre. Joutes, et coups bas, et corps à corps, et durs combats. Ultime effort pour asséner à ceux d’en face : « Échec et mat ! le roi est mort ! » Complimenté est le gagnant. Mais la revanche est dans le sang. Déjà tout se remet en place. Et du combat ne reste trace. Tout aussitôt le jeu reprend. Seize sont noirs. Seize sont blancs… N’ayant soixante-quatre cases ni trente-deux participants, mais autres nombres et autres temps, la vie, pourtant, a mêmes bases.

— Esther Granek (1927-2016)
Synthèses

Le mal

Tandis que les crachats rouges de la mitraille Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ; Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille, Croulent les bataillons en masse dans le feu ; Tandis qu’une folie épouvantable broie Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ; – Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie, Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !… – Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ; Qui dans le bercement des hosannah s’endort, Et se réveille, quand des mères, ramassées Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir, Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !

— Arthur Rimbaud (1854-1891)
Poésies

Paris

Où fait-il bon même au coeur de l’orage Où fait-il clair même au coeur de la nuit L’air est alcool et le malheur courage Carreaux cassés l’espoir encore y luit Et les chansons montent des murs détruits Jamais éteint renaissant de la braise Perpétuel brûlot de la patrie Du Point-du-Jour jusqu’au Père-Lachaise Ce doux rosier au mois d’août refleuri Gens de partout c’est le sang de Paris Rien n’a l’éclat de Paris dans la poudre Rien n’est si pur que son front d’insurgé Rien n’est ni fort ni le feu ni la foudre Que mon Paris défiant les dangers Rien n’est si beau que ce Paris que j’ai Rien ne m’a fait jamais battre le coeur Rien ne m’a fait ainsi rire et pleurer Comme ce cri de mon peuple vainqueur Rien n’est si grand qu’un linceul déchiré Paris Paris soi-même libéré

— Louis Aragon (1897-1982)
Non renseigné

Qu’est-ce pour nous mon coeur …

Qu’est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris De rage, sanglots de tout enfer renversant Tout ordre ; et l’Aquilon encor sur les débris Et toute vengeance ? Rien !… — Mais si, toute encor, Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats, Périssez ! puissance, justice, histoire, à bas ! Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d’or ! Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur, Mon esprit ! Tournons dans la Morsure : Ah ! passez, Républiques de ce monde ! Des empereurs, Des régiments, des colons, des peuples, assez ! Qui remuerait les tourbillons de feu furieux, Que nous et ceux que nous nous imaginons frères ? À nous ! Romanesques amis : ça va nous plaire. Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux ! Europe, Asie, Amérique, disparaissez. Notre marche vengeresse a tout occupé, Cités et campagnes ! — Nous serons écrasés ! Les volcans sauteront ! et l’océan frappé… Oh ! mes amis ! — mon cœur, c’est sûr, ils sont des frères : Noirs inconnus, si nous allions ! allons ! allons ! Ô malheur ! je me sens frémir, la vieille terre, Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond, Ce n’est rien ! j’y suis ! j’y suis toujours.

— Arthur Rimbaud (1854-1891)
Poésies

Si vous voyiez mon coeur ainsi que mon visage

Si vous voyiez mon coeur ainsi que mon visage, Vous le verriez sanglant, transpercé mille fois, Tout brûlé, crevassé, vous seriez sans ma voix Forcée à me pleurer, et briser votre rage. Si ces maux n’apaisaient encor votre courage Vous feriez, ma Diane, ainsi comme nos rois, Voyant votre portrait souffrir les mêmes lois Que fait votre sujet qui porte votre image. Vous ne jetez brandon, ni dard, ni coup, ni trait, Qui n’ait avant mon coeur percé votre portrait. C’est ainsi qu’on a vu en la guerre civile Le prince foudroyant d’un outrageux canon La place qui portait ses armes et son nom, Détruire son honneur pour ruiner sa ville.

— Théodore Agrippa d’Aubigné (1552-1630)
L’Hécatombe à Diane

Souvenez-vous du charme De son sourire dans le ciel Avant que rugisse l’alarme Et que l’histoire se rappelle Dans le vacarme des armes À tant pleurer le temps cruel Il n’y a plus que des larmes Sur le visage de l’essentiel.

— Stéphen Moysan
L'Efflorescence d'un adieu
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