Éternels Éclairs

C'est vous quand vous êtes partie

C'est vous quand vous êtes partie,
L'air peu à peu qui se referme
Mais toujours prêt à se rouvrir
Dans sa tremblante cicatrice
Et c'est mon âme à contre-jour
Si profondément étourdie
De ce brusque manque d'amour
Qu'elle n'en trouve plus sa forme
Entre la douleur et l'oubli.
Et c'est mon cœur mal protégé
Par un peu de chair et tant d'ombre
Qui se fait au goût de la tombe
Dans ce rien de jour étouffé
Tombant des autres, goutte à goutte,
Miel secret de ce qui n'est plus
Qu'un peu de rêve révolu.

— Jules Supervielle,
La Fable du monde

Encore frissonnant

Encore frissonnant
Sous la peau des ténèbres
Tous les matins je dois
Recomposer un homme
Avec tout ce mélange
De mes jours précédents
Et le peu qui me reste
De mes jours à venir.
Me voici tout entier,
Je vais vers la fenêtre.
Lumière de ce jour,
Je viens du fond des temps,
Respecte avec douceur
Mes minutes obscures,
Épargne encore un peu
Ce que j’ai de nocturne,
D’étoilé en dedans
Et de prêt à mourir
Sous le soleil montant
Qui ne sait que grandir.

— Jules Supervielle,
La Fable du monde

Figures

Je bats comme des cartes
Malgré moi des visages,
Et, tous, ils me sont chers.
Parfois l'un tombe à terre
Et j'ai beau le chercher
La carte a disparu.
Je n'en sais rien de plus.
C'était un beau visage
Pourtant, que j'aimais bien.
Je bats les autres cartes.
L'inquiet de ma chambre,
Je veux dire mon coeur,
Continue à brûler
Mais non pour cette carte
Q'une autre a remplacée :
C'est nouveau visage,
Le jeu reste complet
Mais toujours mutilé.
C'est tout ce que je sais,
Nul n'en sait d'avantage.

— Jules Supervielle,
Non renseigné

Hommage à la vie

C’est beau d’avoir élu
Domicile vivant
Et de loger le temps
Dans un coeur continu,
Et d’avoir vu ses mains
Se poser sur le monde
Comme sur une pomme
Dans un petit jardin,
D’avoir aimé la terre,
La lune et le soleil,
Comme des familiers
Qui n’ont pas leurs pareils,
Et d’avoir confié
Le monde à sa mémoire
Comme un clair cavalier
A sa monture noire,
D’avoir donné visage
À ces mots : femme, enfants,
Et servi de rivage
À d’errants continents,
Et d’avoir atteint l’âme
À petits coups de rame
Pour ne l’effaroucher
D’une brusque approchée.
C’est beau d’avoir connu
L’ombre sous le feuillage
Et d’avoir senti l’âge
Ramper sur le corps nu,
Accompagné la peine
Du sang noir dans nos veines
Et doré son silence
De l’étoile Patience,
Et d’avoir tous ces mots
Qui bougent dans la tête,
De choisir les moins beaux
Pour leur faire un peu fête,
D’avoir senti la vie
Hâtive et mal aimée,
De l’avoir enfermée
Dans cette poésie.

— Jules Supervielle,
1939-1945

La goutte de pluie

Je cherche une goutte de pluie
Qui vient de tomber dans la mer.
Dans sa rapide verticale
Elle luisait plus que les autres
Car seule entre les autres gouttes
Elle eut la force de comprendre
Que, très douce dans l’eau salée,
Elle allait se perdre à jamais.
Alors je cherche dans la mer
Et sur les vagues, alertées,
Je cherche pour faire plaisir
À ce fragile souvenir
Dont je suis seul dépositaire.
Mais j’ai beau faire, il est des choses
Où Dieu même ne peut plus rien
Malgré sa bonne volonté
Et l’assistance sans paroles
Du ciel, des vagues et de l’air.

— Jules Supervielle,
La Fable du monde

La pluie et les tyrans

Je vois tomber la pluie
Dont les flaques font luire
Notre grave planète,
La pluie qui tombe nette
Comme du temps d'Homère
Et du temps de Villon
Sur l'enfant et sa mère
Et le dos des moutons,
La pluie qui se répète
Mais ne peut attendrir
La dureté de tête
Ni le cœur des tyrans
Ni les favoriser
D'un juste étonnement,
Une petite pluie
Qui tombe sur l'Europe
Mettant tous les vivants
Dans la même enveloppe
Malgré l’infanterie
Qui charge ses fusils
Et malgré les journaux
Qui nous font des signaux,
Une petite pluie
Qui mouille les drapeaux.

— Jules Supervielle,
La Fable du monde

Plein ciel

J’avais un cheval
Dans un champ de ciel
Et je m’enfonçais
Dans le jour ardent.
Rien ne m’arrêtait
J’allais sans savoir,
C’était un navire
Plutôt qu’un cheval,
C’était un désir
Plutôt qu’un navire,
C’était un cheval
Comme on n’en voit pas,
Tête de coursier,
Robe de délire,
Un vent qui hennit
En se répandant.
Je montais toujours
Et faisais des signes :
« Suivez mon chemin,
Vous pouvez venir,
Mes meilleurs amis,
La route est sereine,
Le ciel est ouvert.
Mais qui parle ainsi ?
Je me perds de vue
Dans cette altitude,
Me distinguez-vous,
Je suis celui qui
Parlait tout à l’heure,
Suis-je encor celui
Qui parle à présent,
Vous-mêmes, amis,
Êtes-vous les mêmes ?
L’un efface l’autre
Et change en montant. »

— Jules Supervielle,
1939-1945
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